Le tennis est un sport romantique, roman
EAN13
9782709644662
ISBN
978-2-7096-4466-2
Éditeur
JC Lattès
Date de publication
Collection
Littérature française
Nombre de pages
250
Dimensions
20,5 x 13 x 2 cm
Poids
290 g
Langue
français
Fiches UNIMARC
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Le tennis est un sport romantique

roman

De

JC Lattès

Littérature française

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— Pourquoi les gens ils applaudissent le méchant ?

À cette question, Hélène ne sait pas quoi répondre. La dernière cigarette empâte encore sa bouche. Son fils parle de John pour la première fois. L'appelle le méchant. Elle se retient de détailler l'ensemble des évidences qui s'imposent à ses yeux, ne répond rien, c'est plus simple ; elle laisse McEnroe se cambrer et frapper un service décroisé, ça devrait suffire. Quatre foulées, il est au filet. À cet instant précis, l'allègement des pieds juste avant la volée, à cet instant précis si les échanges n'étaient pas aussi rapides, elle pourrait demander à son fils s'il ne remarque pas la manière quasi sensuelle qu'a le futur vainqueur de caresser les balles, la vitesse vertigineuse à laquelle il les propulse hors de portée de son adversaire. Pas le temps, le temps pour rien, le temps pour rien de rationnel. 40-0. Point gagné, un de plus, seul l'arbitre s'exprime dans la pièce, énonce l'inéluctable avancée de l'Américain vers la victoire. Déjà il se prépare pour l'ultime service du jeu. Un gros plan : l'avant-bras d'Hélène tressaille, elle baisse les paupières pour ne plus apercevoir la silhouette qui avive ses regrets. Même à l'abri de cette obscurité temporaire, elle pourrait décrire à son fils la souplesse des muscles de John, leur dureté au toucher sous l'apparence lisse de la peau. Le bruit des balles, de l'arbitrage et des applaudissements lui cause comme un étourdissement. Elle libère ses pupilles : Julien, la télévision, la main de Lendl en gros plan, qui s'arrache les cils. Elle se reprend. Une mère célibataire de vingt-quatre ans ne révèle pas à son fils l'effet que produisent sur elle les muscles d'un tennisman, fût-il le meilleur joueur du monde.

— Moi, j'aime mieux l'autre.

Ça n'a rien de bouleversant comme constat. C'était même prévisible. La phrase banale d'un gamin de cinq ans, dans le salon familial, auquel sa mère propose pour la première fois de suivre un match de tennis. Deux sets à zéro en faveur de McEnroe, c'est le temps qu'il a fallu à Hélène pour se décider à allumer la télévision. L'année dernière, Julien faisait la sieste, John ne s'était pas qualifié pour la finale : comme cinquante millions de Français, elle avait encouragé Yannick Noah, s'était sentie presque normale. Cette fois, un peu plus d'une heure à hésiter, à espérer que le match serait terminé quand elle appuierait sur le bouton. Elle aurait aperçu l'Américain bras levés avec la coupe, l'image aurait suffi ; en prime, la satisfaction d'avoir renoncé à la contemplation du corps du héros en mouvement pendant trois sets entiers ; à la jouissance ambiguë de ce spectacle.

Vers 16 h 30, elle n'a plus supporté de ne pas savoir ; aider son fils à coller des gommettes dans un cahier d'école ne suffisait plus à monopoliser son attention. On regarde du tennis, pour changer ? Elle n'a pas attendu la réponse. Le match n'était pas terminé, il restait trois ou quatre jeux, comme si John, à quelques centaines de kilomètres, avait aligné l'exécution du Tchécoslovaque sur ses tergiversations. Encore une fois, tout concordait.

— Tu ne trouves pas que McEnroe joue mieux ?

— McEnroe, c'est le méchant avec la rayure noire sur la chemise ? Je ne l'aime pas.

L'incohérence de cette phrase dans la bouche de son fils, son expression neutre de gamin absorbé par les images sur l'écran... N'importe quelle image, pas même capable de déceler le génie dans les mouvements de John... À ses pieds, des feuilles mal crayonnées et la page de gommettes entamée. Elle s'enfuit dans la cuisine pour disperser la rage que Julien vient d'allumer en elle. Elle bat en retraite, ce n'est pas digne du champion qu'elle laisse seul poursuivre ses assauts victorieux vers le filet dans le salon du F2. Elle porte une cigarette à sa bouche, met de l'eau à chauffer dans la casserole habituelle, qu'elle devra se résoudre à détartrer, un jour. Tant de choses auxquelles une mère célibataire de vingt-quatre ans doit s'astreindre, en plus des après-midi passées à coller des gommettes, à modeler de la glaise qui colle aux doigts, tant de choses auxquelles celles qui seraient en âge d'être ses copines ne sont pas soumises, pas plus que les tennismen millionnaires qui échappent aux lois de l'attraction sur l'ocre de Roland-Garros.

Hélène s'entrevoit dans le reflet du four, cheveux blonds, à peine gras, et cette forme de visage à laquelle elle n'est pas encore habituée, qui s'éloigne chaque jour un peu plus de ce qu'elle était il y a quelques années, cinq, six... De ce qu'elle devrait être encore. Elle écrase la cigarette à peine entamée dans le cendrier, serre la tasse de thé entre ses doigts, jusqu'à ce que les jointures blanchissent. La porcelaine pourrait se briser au creux de sa paume, du sang, un bandage, l'après-midi foutue et l'étonnement culpabilisant de son fils, ça l'avancerait à quoi ?

Dans le salon, elle entend Julien battre des mains. Une angoisse, c'est idiot : elle se dit qu'elle vient de manquer quelque chose. Le match ne peut pas être terminé, il y avait deux jeux partout. Combien de temps est-elle restée dans la cuisine ? Un quart d'heure ? Est-ce que la partie a pu se terminer si vite, sans elle ? Elle se dit que peut-être son fils applaudit un joli point de l'Américain, le début de son amour du beau jeu, ou d'autres révélations plus ontologiques. Elle penche la tête vers l'ouverture de la porte, demande ce qui se passe.

— Le gentil, il vient de gagner. L'autre, il est tombé.

Elle se rue devant la télévision. S'il avait glissé ? Cheville tordue. Contraint à l'abandon, si près du but. Son cœur se serre, quelle conne. Juste un match de tennis, deux types emplis de fric qui se foutent bien d'elle dans son salon à Besançon, avec son gosse de cinq ans qui bat des mains et ne comprend rien au jeu.

La crainte d'Hélène n'était pas justifiée : la partie se poursuit à l'écran, tee-shirt de l'idole immaculé. Service McEnroe : cambrure contraire aux règles du tennis, torsion des muscles des cuisses qu'on croirait ralentie exprès pour la faire saliver, quatre foulées vers le filet, volée de revers gagnante. 40-15. La gueule toujours aussi boudeuse, comme si c'était normal de réussir un coup pareil. La main d'Hélène se contracte, ne rencontre que le vide, plus de tasse à broyer.

Comme elle trouve ça poétique, un geste de tennis bien exécuté ! 40-15 : Julien a dû s'enthousiasmer pour le seul point du Tchécoslovaque. Elle attend un peu, vaguement inquiète, que le score s'affiche. Service. Un échange de fond de court, John aurait dû monter, pas le temps de regretter, deux coups droits brillants, jeu McEnroe. Sous le visage contrarié de Lendl, le résultat s'inscrit en lettres jaunes : 6-3 6-2 4-4.

— Il n'a pas gagné le match, mais un point. Un seul point. Le match, c'est l'autre qui va le gagner. John McEnroe. Celui que tu appelles le méchant. Encore deux ou quatre jeux, et il soulèvera la coupe.

— Non.

— Si, Julien ! Il est beaucoup plus fort que son adversaire. C'est d'ailleurs le meilleur joueur du monde, peut-être de tous les temps, et même si tu ne connais pas toutes les règles, il a tellement d'avance dans cette partie qu'il va forcément gagner. Il n'a pas perdu un match de l'année. Tu te rends compte ? Pas un match ! Tu voudrais que je t'inscrive à des cours de tennis ?

— Moi, je suis sûr qu'il va perdre. De toute façon, je ne l'aime pas. Et l'autre, il a l'air gentil.

Hélène est plus calme. Le passage à la cuisine lui a fait du bien. La cigarette. Elle se demande combien de personnes qualifieraient Ivan Lendl de gentil après l'avoir aperçu dix minutes à la télévision. Sur l'issue du match, elle n'insiste pas. Quand les gamins ont ce genre d'affirmations péremptoires, il ne sert à rien de les raisonner, sa propre mère le lui a expliqué. Le monde se chargera bien assez tôt de contrarier ses désirs de toute-puissance o...
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